Pour commencer à défricher la rentrée littéraire de cet automne, voici un aperçu des quelques titres qui ont été aimés par plusieurs d’entre nous : il y a la locomotive de la saison (Virginie Despentes), des auteurs confirmés mais encore assez peu connus (Blandine Rinkel, Gilles Marchand), deux premiers romans et un auteur étranger.
Cher Connard, de Virginie Despentes (Grasset) : Loin des idées convenues, avec un sens de la formule qui fait mouche et qui claque, l’autrice nous offre un grand roman sur l’addiction, le féminisme, les faiblesses humaines et l’amitié.
Le soldat désaccordé, de Gilles Marchand (Aux forges de Vulcain) : Un ancien combattant de la première guerre, devenu détective, est chargé de retrouver un soldat disparu au front en 1917. Il va découvrir, en suivant ses traces, la magnifique et déchirante histoire d’amour de ce jeune homme épris d’idéal.
Vers la violence, de Blandine Rinkel (Fayard) : Avec une acuité sidérante, Lou raconte son père, Gérard, le rêveur, l’affabulateur, fascinant et terrifiant, violent , sauvage. Un roman saisissant sur les fondations familiales qui nous portent ou nous font fuir.
Tenir sa langue, de Polina Panassenko (L’Olivier) : Née en URSS, Polina est arrivée en France après la chute du bloc communiste. Elle devient Pauline. Très rapidement, elle se sent tiraillée entre ses deux identités. Un roman tendre, chaleureux et surtout drôle, drôle.
Les gens de Bilbao naissent où ils veulent, de Maria Larrea (Grasset) : Maria, 27 ans, part à la recherche de ses origines, suite à une révélation des plus surprenantes lors d’une séance de tarot. Un premier roman d’une vitalité débordante qui nous raconte une histoire assez extraordinaire , pleine de rebondissements et de révélations familiales.
Sud d’Antonio Soler, trad. de l’espagnol (Rivages) : Pendant 24 h, dans une ville écrasée par une chaleur de plomb, Sud nous entraîne dans un balai de personnages , un tourbillon d’émotions, de sensations, d’aventures humaines particulières qui plongent dans les tréfonds de l’âme. C’est âpre, étourdissant et d’une virtuosité folle.
Sally Rooney
Traduit de l'anglais (irl) par Laetitia Devaux
Editeur : L'Olivier Réserver ou commander
Les lecteurs familiers de Conversations entre amis et Normal people retrouveront dans ce troisième roman les empreintes habituelles de l'univers de Sally Rooney – l’amour, l’amitié, l’ambivalence, l’incommunicabilité, le rapport à l’art ou à la création, des échos à ses romans antérieurs mais, cette fois-ci et c’est une des grandes qualités de ce livre, sous une forme plus radicale et aussi surtout avec une lucidité terrible et mélancolique, renouvelant les attendus romanesques pour dire ce monde en crise qui cherche inlassablement son identité et ses formes. Les longs mails échangés entre Alice et Eileen sont à ce titre particulièrement brillants. Maniant tout à la fois l’intime, l’esthétique, la philosophie, ou la politique, ces mails posent une question à la fois vitale et ordinaire : Comment vivre dans un monde devenu quasiment invivable, et ce, à tous niveaux : écologique, économique, éthique et émotionnel (les très belles pages sur ce monde hideux, le plastique, la classe ouvrière, la peinture, le communisme)? Son roman est lucide, subtil et sincère, il dit les existences incertaines, le désir impossible de beauté, les déceptions amères.
C’est quoi d’être né dans les années 90 et de vivre dans un monde renversé et brisé ? « Incapable de se rappeler comment elle avait imaginé sa vie. N’y avait-il pas eu un temps où ç’avait signifié quelque chose pour elle, de vivre, d’être en vie ? » ou « C’est malheureux qu’on soit toutes les deux nées au moment où le monde prenait fin ». Le roman n’affirme rien, il questionne et se confronte au langage, au vocable, il dit l’ordinaire, s’interroge sur la normalité, l’impermanence de la vie ou la recherche de l’inédit ( « Qu’est ce que ça ferait d’avoir une relation sans forme préétablie ? »).
« Notre besoin de consolation est impossible à rassasier » a écrit Stig Dagerman. Oui, sans doute, mais Sally Rooney propose l’amour et l’amitié.
Elle nous dit aussi qu’ils sont là, non pour nous guérir, mais pour nous consoler. « Alors, malgré tout, malgré l’état du monde tel qu’il est, l’humanité au bord de l’extinction, me voilà encore en train d’écrire un mail sur le sexe et l’amitié. Mais qu’y-a-t-il d’autre à vivre ? »
Kaouther Adimi
Editeur : Seuil Réserver ou commander
Du début des années 20 à l’été 1992, en passant par la deuxième guerre mondiale, la lutte pour l’indépendance, la fin de la colonisation ou la montée du terrorisme, Au vent mauvais déploie une pensée historique, politique et un vertige poétique rares (en plus d’une documentation impeccable). On y suit l’itinéraire de Leïla et Tarek, personnages inoubliables et merveilleux d’Au vent mauvais.
De la première à la dernière page, ils sont. Ils existent. Ils vont.
Ensemble ou séparés (par la force de l’exil), ils affrontent. Ils subissent. Ils se sauvent, fuient, se cachent, vieillissent, espèrent, renoncent, avancent. Tarek part à la guerre puis revient, scindé. Tarek s’engage, se bat, croit. Tarek part jusqu’en France pour travailler, trime, subit, envoie de l’argent. Tarek est méprisé. Tarek fait l’expérience de la beauté en Italie. Tarek aime Leïla, son parfum à la fleur d’oranger. Tarek cherche des salopettes rouges pour ses filles adorées. Tarek se tait, presque toujours.
Leïla subit, résiste, se dresse. Leïla attend Tarek. Leïla travaille et élève ses enfants. Leïla apprend à lire toute seule. Leïla souffre. Leïla est trahi par les mots et la littérature. Leïla attend toujours. Leïla et l’éternité.
Roman sur l’exil, l’absence, le silence c’est aussi une très belle réflexion sur l’art (le cinéma), la parole et la littérature (qui peut trahir, mentir, déformer, détruire). Qu’est-ce que la guerre fait aux mots, à la parole et que peuvent faire les mots, l’image, l’art face à l’Histoire et à ses violences ?
Kaouther Adimi regarde l’Histoire de l’Algérie droit dans les yeux avec un sens de l’acuité remarquable mais jamais elle ne chasse la douceur de ses pages. Il y a là une mélodie douce et presque merveilleuse. C’est sans doute ce qu’on appelle un coeur.
Joachim Schnerf
Editeur : Grasset Réserver ou commander
Un très grand petit livre sur la mémoire, la transmission, l’urgence des traces et quelle pure beauté que l’écriture, si gracieuse, qui, dans son économie, ses silences, ce qu’elle ne dit pas, dit au contraire absolument tout. Le roman porte une attention particulière à ce qui relève de l’ultime (dans toute sa puissance et sa finitude) et c’est tellement beau, précis, à la fois dans son souffle et ses agencements.
L’ultime nuit avant le retour de la maternité de la mère et l’enfant, ce point de basculement, où l’on tombe et où l’on s’élève dans un même mouvement, une même profondeur ( et ces chapitres qui tous débutent « quand demain reviendra la lumière »; quels frissons à chaque fois.)
Le feu, pour dire, ce qui consomme, ce qui réchauffe, ce qui illumine, et ce qui détruit aussi. Comme la mémoire, en somme. Les dernières lueurs, les étoiles aussi, ce qui est là, et pourtant déjà disparu. La lutte, le combat, la volonté pour entretenir ce feu, ce qui relie les vivants au génocide juif. Ce feu entre nos mains. Ces mots dans nos gorges.
Et bien sûr, pour celles et ceux qui se passionnent pour le monde de l’enfance et les fictions qu’elle engendre, le texte est encore un peu plus merveilleux car il exprime aussi ce recours ultime à la fiction, comme ultime consolation, cette manière que nous choisissons pour tenir debout. Les dernières pages du livre sont bouleversantes. Les chants que nous aimons ne sont-ils pas hantés par une présence ou un temps qui n’est plus, une béance à jamais présente ?