Sally Rooney
Traduit de l'anglais (irl) par Laetitia Devaux
Editeur : L'Olivier Réserver ou commander
Les lecteurs familiers de Conversations entre amis et Normal people retrouveront dans ce troisième roman les empreintes habituelles de l'univers de Sally Rooney – l’amour, l’amitié, l’ambivalence, l’incommunicabilité, le rapport à l’art ou à la création, des échos à ses romans antérieurs mais, cette fois-ci et c’est une des grandes qualités de ce livre, sous une forme plus radicale et aussi surtout avec une lucidité terrible et mélancolique, renouvelant les attendus romanesques pour dire ce monde en crise qui cherche inlassablement son identité et ses formes. Les longs mails échangés entre Alice et Eileen sont à ce titre particulièrement brillants. Maniant tout à la fois l’intime, l’esthétique, la philosophie, ou la politique, ces mails posent une question à la fois vitale et ordinaire : Comment vivre dans un monde devenu quasiment invivable, et ce, à tous niveaux : écologique, économique, éthique et émotionnel (les très belles pages sur ce monde hideux, le plastique, la classe ouvrière, la peinture, le communisme)? Son roman est lucide, subtil et sincère, il dit les existences incertaines, le désir impossible de beauté, les déceptions amères.
C’est quoi d’être né dans les années 90 et de vivre dans un monde renversé et brisé ? « Incapable de se rappeler comment elle avait imaginé sa vie. N’y avait-il pas eu un temps où ç’avait signifié quelque chose pour elle, de vivre, d’être en vie ? » ou « C’est malheureux qu’on soit toutes les deux nées au moment où le monde prenait fin ». Le roman n’affirme rien, il questionne et se confronte au langage, au vocable, il dit l’ordinaire, s’interroge sur la normalité, l’impermanence de la vie ou la recherche de l’inédit ( « Qu’est ce que ça ferait d’avoir une relation sans forme préétablie ? »).
« Notre besoin de consolation est impossible à rassasier » a écrit Stig Dagerman. Oui, sans doute, mais Sally Rooney propose l’amour et l’amitié.
Elle nous dit aussi qu’ils sont là, non pour nous guérir, mais pour nous consoler. « Alors, malgré tout, malgré l’état du monde tel qu’il est, l’humanité au bord de l’extinction, me voilà encore en train d’écrire un mail sur le sexe et l’amitié. Mais qu’y-a-t-il d’autre à vivre ? »
Kaouther Adimi
Editeur : Seuil Réserver ou commander
Du début des années 20 à l’été 1992, en passant par la deuxième guerre mondiale, la lutte pour l’indépendance, la fin de la colonisation ou la montée du terrorisme, Au vent mauvais déploie une pensée historique, politique et un vertige poétique rares (en plus d’une documentation impeccable). On y suit l’itinéraire de Leïla et Tarek, personnages inoubliables et merveilleux d’Au vent mauvais.
De la première à la dernière page, ils sont. Ils existent. Ils vont.
Ensemble ou séparés (par la force de l’exil), ils affrontent. Ils subissent. Ils se sauvent, fuient, se cachent, vieillissent, espèrent, renoncent, avancent. Tarek part à la guerre puis revient, scindé. Tarek s’engage, se bat, croit. Tarek part jusqu’en France pour travailler, trime, subit, envoie de l’argent. Tarek est méprisé. Tarek fait l’expérience de la beauté en Italie. Tarek aime Leïla, son parfum à la fleur d’oranger. Tarek cherche des salopettes rouges pour ses filles adorées. Tarek se tait, presque toujours.
Leïla subit, résiste, se dresse. Leïla attend Tarek. Leïla travaille et élève ses enfants. Leïla apprend à lire toute seule. Leïla souffre. Leïla est trahi par les mots et la littérature. Leïla attend toujours. Leïla et l’éternité.
Roman sur l’exil, l’absence, le silence c’est aussi une très belle réflexion sur l’art (le cinéma), la parole et la littérature (qui peut trahir, mentir, déformer, détruire). Qu’est-ce que la guerre fait aux mots, à la parole et que peuvent faire les mots, l’image, l’art face à l’Histoire et à ses violences ?
Kaouther Adimi regarde l’Histoire de l’Algérie droit dans les yeux avec un sens de l’acuité remarquable mais jamais elle ne chasse la douceur de ses pages. Il y a là une mélodie douce et presque merveilleuse. C’est sans doute ce qu’on appelle un coeur.
Joachim Schnerf
Editeur : Grasset Réserver ou commander
Un très grand petit livre sur la mémoire, la transmission, l’urgence des traces et quelle pure beauté que l’écriture, si gracieuse, qui, dans son économie, ses silences, ce qu’elle ne dit pas, dit au contraire absolument tout. Le roman porte une attention particulière à ce qui relève de l’ultime (dans toute sa puissance et sa finitude) et c’est tellement beau, précis, à la fois dans son souffle et ses agencements.
L’ultime nuit avant le retour de la maternité de la mère et l’enfant, ce point de basculement, où l’on tombe et où l’on s’élève dans un même mouvement, une même profondeur ( et ces chapitres qui tous débutent « quand demain reviendra la lumière »; quels frissons à chaque fois.)
Le feu, pour dire, ce qui consomme, ce qui réchauffe, ce qui illumine, et ce qui détruit aussi. Comme la mémoire, en somme. Les dernières lueurs, les étoiles aussi, ce qui est là, et pourtant déjà disparu. La lutte, le combat, la volonté pour entretenir ce feu, ce qui relie les vivants au génocide juif. Ce feu entre nos mains. Ces mots dans nos gorges.
Et bien sûr, pour celles et ceux qui se passionnent pour le monde de l’enfance et les fictions qu’elle engendre, le texte est encore un peu plus merveilleux car il exprime aussi ce recours ultime à la fiction, comme ultime consolation, cette manière que nous choisissons pour tenir debout. Les dernières pages du livre sont bouleversantes. Les chants que nous aimons ne sont-ils pas hantés par une présence ou un temps qui n’est plus, une béance à jamais présente ?
Anthony Passeron
Editeur : Globe Réserver ou commander
Quarante ans après la mort de son oncle Désiré, l'auteur interroge le passé de sa famille, dans l'arrière-pays niçois, depuis l'ascension sociale de ses grands-parents bouchers pendant les Trente glorieuses jusqu'à l'apparition du sida et la lutte contre la maladie dans les hôpitaux.
Ce livre ancré puissamment dans le réel est une lecture déchirante et sa construction, qui alterne trajectoire personnelle et trajectoire collective, celle de la recherche médicale, lui donne des allures de puissant chant funèbre.
Précisément documenté, embrassant l’histoire, le social et le politique, il va cependant bien au-delà, grâce à l’angle inédit qu’il a décidé d’investir, et donc par là, puissant et éclairant, celui de la maladie , vue, vécue, depuis la province, hors de Paris, et plus généralement hors des capitales. Il y a là une meurtrissure supplémentaire et Anthony Passeron l’écrit très intelligemment tout comme il écrit très bien l’itinéraire social de sa famille (les luttes, les privations, les humiliations et puis l’ascenseur social par le travail, la position dans la société et celle dans la famille) pour mieux dire l’aveuglement, le déni, l’asphyxie d’une famille, d’un village devant ce qui est étranger, devant ce qui relève d’un autre monde non identifiable, honteux, infamant - la toxicomanie ou la séropositivé.
Les secrets à Paris (quels qu’ils soient) ne seront jamais les mêmes que ceux vécus en Province. Là, des voisins ou votre propre famille vous regardent, vous jaugent ou vous jugent. Vous êtes différents, malades, endormis, rabaissés, compromis, répugnants. Il faut tenir son rang, il faut tenir son sang.
Au fil des pages, le récit devient une sorte de tombeau dédié aux vivants et à ceux qui les premiers ont lutté, mais c’est aussi un hommage aussi aux petites gens, aux « ploucs de province » qui ne comprenaient pas ou qui ne pouvaient pas comprendre. Les enfants endormis est un puissant premier roman.