Geoffrey Le Guilcher
Goutte d’or, 2017, 12€
En 1906 paraît aux États-Unis le roman La Jungle, d’Upton Sinclair, qui lève le voile sur l’horreur des conditions de travail dans les abattoirs de Chicago. Exploitation de la classe ouvrière, hygiène déplorable… le roman fait scandale au point que Théodore Roosevelt diligente une enquête qui aboutira à l’adoption de la Loi sur l'inspection des viandes ainsi que la Loi sur la qualité des aliments. Plus d’un siècle a passé depuis.
Aujourd’hui, les vidéos des associations de lutte pour le bien-être animal font la lumière sur les terribles conditions d’abattage du milliard de bêtes tuées chaque année en France. Mais qu’en est-il des ouvriers ? Les techniques ont évolué, les recommandations en terme d’hygiène alimentaire sont devenues plus pressantes, la protection des salariés s’est améliorée. Vraiment ? C’est ce qu’a voulu vérifier Geoffrey Le Guilcher, journaliste indépendant.
Ce récit est celui des 40 jours d’infiltration qu’il a effectué en Bretagne, au sein de l’abattoir « Mercure », nom d’emprunt qui lui a été inspiré « car il y fait chaud, on s’y bousille la santé et c’est une petite planète ». Il dévoile le quotidien des travailleurs de cette usine qui génère près d’un milliard d’euros de chiffres d’affaire et abat à la journée « 600 bœufs et 8.500 porcs aussitôt transformés en carcasses puis, dans la semaine, en barquettes ».
«Le malheureux n’était plus qu’un rouage de la machine qu’il servait et qui exigeait qu’il lui sacrifiât toutes ses facultés ». Cette phrase de « La Jungle » résonne tout au long de la lecture. Car l’usine d’abattage n’a en réalité jamais réussi à se passer de la force humaine. Au contraire, elle l’a contrainte à se conformer à la machine. Le constat est affligeant : cadence infernale, travail harassant et santé qui en pâtit. La Steak Machine broie ses ouvriers comme elle broie les bêtes.
Les légitimes préoccupations liées à la souffrance animale se résument finalement à cette équation insoluble : « Les consommateurs de viande peuvent-ils raisonnablement demander à quelqu’un d’égorger 400 animaux par jour et d’être en même temps éveillé à la souffrance animale » ?
Comme chaque année, nous sommes très heureux de participer au Prix Oedipe des libraires.
Pour ce cru 2017, c'est une sélection particulièrement tournée vers l'actualité que nous vous invitons à venir découvrir à la librairie.
L'urne est désormais prête à recevoir votre bulletin de vote et ce jusqu'au 8 avril !
La sélection 2017 :
Les dérives adolescentes : de la délinquance au djihadisme Daniel Epstein, Éditions Érès, plus d'informations ici |
Le Cas Paramord Pierre-Henri Castel, Éditions Ithaque, plus d'informations ici |
Le complexe de Caïn. Terrorisme, haine de l'autre et rivalité fraternelle Gérard Haddad, Éditions Premier parallèle, plus d'informations ici |
Un furieux désir de sacrifice. Le surmusulman Fethi Benslama, Éditions du Seuil, plus d'informations ici |
Les passions vides Michèle Benhaïm, Éditions Érès, plus d'informations ici |
LAHIRE Bernard
Pour la sociologie. Et pour en finir avec une prétendue « culture de l’excuse »
La Découverte, 2016, 182 pages, 15,70€
Accusée d’excuser, de justifier voire d’encourager les violences et délits, la sociologie est sans cesse délégitimée par des personnalités politiques ou médiatiques et la voix de ceux qui tentent de faire entendre raison résonne bien faiblement au milieu de ce vacarme. Dans cet essai court et percutant, le sociologue français Bernard Lahire retrace la généalogie des critiques à l’encontre de la discipline et démonte la rhétorique viciée de ses détracteurs.
Aux origines de cette défiance, Lahire pointe la « blessure narcissique » infligée par la sociologie à l’homme moderne, qui a « fait tomber l’illusion selon laquelle chaque individu serait un atome isolé, libre et maître de son destin, petit centre autonome d’une expérience du monde sans contraintes ni causes. » À force d’observation, de contextualisation et d’historisation, la sociologie met ainsi en lumière les déterminismes qui nous traversent tous. Il ne s’agit ici nullement de juger, mais de comprendre, au sens le plus strict, comme le rappelle Lahire qui récuse le parallèle le plus répandu : sociologie égale « science de l’excuse ».
À coup d’exemples et d’arguments, il dévoile comment la résistance à l’idée d’un déterminisme social s’avère être bien plus une volonté de garder dans l’ombre les forces et contre-forces à l’œuvre : dans une société qui voudrait nous faire croire à l’égalité des chances, le rappel des réalités socio-économiques, culturelles ou scolaires contredit les grands principes de méritocratie loués par les dominants de ce monde.
Mais en réhabilitant la sociologie, Bernard Lahire nous montre surtout quel formidable instrument de démocratie est à notre portée : bien au-delà des conclusions auxquelles elle parvient, la sociologie est avant tout un cheminement intellectuel qui permet un décentrement du soi ; qui offre l’occasion de déchiffrer le monde qui nous entoure pour devenir, enfin, « citoyens un peu plus sujets de [nos] actions, dans un monde social rendu un peu moins opaque, un peu moins étrange et un peu moins immaîtrisable ».