Voici que la période des fêtes revient et avec elle son lot de bons (on l’espère !) conseils de lecture pour satisfaire nos fidèles clients.
« “Complexité”, “difficulté”, voire “contrainte”, sont des termes souvent cités par les non-lecteurs de sciences humaines […]. Une image qui tient principalement à une absence de repères dans ce champ éditorial, comportant pourtant autant de “livres jubilatoires” qu’il peut exister de romans pouvant nous transporter », écrit Anaïs Mihraje (Librairie Le Merle Moqueur à Paris), dans le dernier numéro de la revue Initiales*. Un constat que nous partageons sans réserve, et nous vous souhaitons de prendre autant de plaisir « jubilatoire » à découvrir les ouvrages de notre sélection que nous en avons eu à les lire, d’autant que l’année 2015 ne fut pas avare en essais passionnants, étonnants et engagés.
Et pour commencer, épinglons Chez soi. Une odyssée de l’espace domestique, un essai de la journaliste Mona Chollet qu’il fait bon de lire en ces temps maussades : en rupture avec la tendance actuelle qui raille l’esprit casanier, elle propose au contraire un éloge de l’espace domestique, en convoquant tour à tour la philosophie, l’architecture, le féminisme, la politique, la sociologie, l’art et la littérature. Loin de se réduire à une banale ode au foyer, elle nous livre un essai rigoureux et dense, dont vous trouverez la chronique ici.
Nous vous recommandons également chaudement Seuls ensemble , de la psychologue et anthropologue américaine Sherry Turckle . Il s’agit d’un essai fascinant qui se dévore comme un roman dans lequel nos relations avec les machines sont examinées à la loupe. Que se passe-t-il lorsque nous sommes confrontés à l’un de ces nouveaux « robots sociaux » qui font leur apparition sur le marché et ont vocation à faire bientôt partie de notre quotidien ? Quelle influence ont sur nous ces gsm, tablettes et autres gadgets connectés qui encombrent nos poches et la table du salon ? Forte de trente d’ans de recherches au département « Technologie et autonomie » du MIT, Sherry Turckle nous livre les résultats des différentes expériences qu’elle a menées. Notre chronique complète se trouve ici.
En psychanalyse, nous avons particulièrement apprécié le dernier opus de Danielle Bastien, Féminin, maternel, couples. La valse à trois temps d'une psychanalyste dans lequel elle nous parle de sa pratique d’analyste, métier qu’elle exerce depuis 20 ans. Entremêlant récits de rencontres et de cures, humeurs et atmosphères, elle ouvre un champ de réflexion autour des problématiques du féminin, du maternel, de l’amour, du désir d’enfant, des passions et du couple. Si cet ouvrage intéressera naturellement tous les praticiens, il est également un bel objet littéraire, sincère et sensible, qui permet à chacun – professionnel comme néophyte – de plonger au cœur du quotidien d’une psychanalyste.
Nous encourageons ceux qui n’en ont pas encore eu l’occasion à découvrir L’alterité est dans la langue, un dialogue croisé entre Jean-Pierre Lebrun et Nicole Malinconi riche en références littéraires, psychanalytiques, historiques ou sociologiques. Au fil de leur discussion, ils s'interrogent sur cet instant où les mots émergent, que cela soit grâce au travail d'écriture ou dans une cure psychanalytique. Ils approfondissent encore la réflexion en analysant le traitement réservé aujourd'hui à la langue, de plus en plus souvent réduite à un simple outil de communication et non plus vecteur d'idées et de pensée.
En sciences, signalons le dernier livre de Carlo Rovelli, Sept brèves leçons de physique, dans lequel il nous donne, de sa superbe plume, un aperçu des aspects les plus fascinants de la grande révolution qui a bouleversé la physique au XXe siècle.
L’essai de la journaliste américaine Elizabeth Kolbert, La 6e extinction. Comment l’homme détruit la vie, qui a reçu le prestigieux prix Pulitzer, a également retenu toute notre attention. Son reportage - éclairant à l’heure où s’ouvre justement la COP21 - nous alerte quant à la nécessité de prendre enfin la mesure des changements climatiques et environnementaux qui s’annoncent. Au passage, Elisabeth Kolbert en profite pour nous plonger au cœur de l’histoire des sciences naturelles et nous fait revivre les grandes avancées qui ont mené à la théorie de l’évolution. Un livre passionnant dont vous découvrirez la chronique complète ici
Au rayon des biographies, trois d’entre elles se sont distinguées : l’excellente biographie de Tiphaine Samoyault sur Roland Barthes (sobrement intitulée Roland Barthes), qui se fonde notamment sur des documents inédits (archives journaux, agendas…). Une lecture indispensable pour tout amateur du philosophe.
Notons également la biographie de Montaigne, Montaigne. La splendeur de la liberté, réalisée par Christophe Bardyn et qui tente de rendre à Montaigne la vivacité et l’humanité qu’il avait perdues au profit de son image d’homme sage, lisse et sans faille.
Et enfin, mais non des moindres, la biographie Lévi-Strauss, signée par Emmanuelle Loyer, qui a reçu le prix Femina de l’essai. Pour cet ouvrage monumental, Emmanuelle Loyer a bénéficié de l’ouverture des archives personnelles de Claude Levi-Strauss, grâce auxquelles elle retrace le parcours de l’un des plus grands intellectuels du XXe siècle, depuis ses rudes expéditions au Brésil, en passant par New York, pour revenir en France accomplir ses plus grandes œuvres et révolutionner l’anthropologie.
Pour terminer cette sélection « sciences humaines », un petit mot pour les plus jeunes avec l’excellente collection Les grands entretiens d'Emile , que nous souhaitons mettre à l’honneur pour ces fêtes. Emile est un jeune adolescent curieux qui explore tous les champs de la pensée en interrogeant les grands représentants de différentes disciplines : Jean-Luc Nancy pour les questions de philosophie, Jean-Marie Pelt pour l’écologie, Claude Hagège pour la linguistique, etc.
Chaque rencontre donne naissance à un petit livre d’entretien, ludique, intelligent et rafraîchissant aux thèmes aussi variés que surprenants. Il en existe déjà neuf, et la collection devrait continuer à s’agrandir. Découvrez l’ensemble des titres de la collection ici.
* Initiales est un groupement de librairies indépendantes dont A Livre Ouvert a le plaisir de faire partie depuis la rentrée 2015. Pour plus d’informations, cliquez ici.
Seuls ensemble. De plus en plus de technologies, de moins en moins de relations humains
Sherry Turkle, éditions l'échappée, 523 p., 22,00€
Sherry Turkle, anthropologue et psychologue, dirige le département Technologie et autonomie du MIT. Elle étudie depuis plus de trente ans les relations qui se tissent entre l'humain et la machine, en menant des entretiens et des expériences auprès d'un large public mêlant enfants, adolescents, adultes et personnes âgées. Avec Seuls ensemble, elle signe un ouvrage passionnant et remarquablement documenté sur nos comportements sociaux à l’ère numérique.
Le moment robotique : nouvelles solitudes, nouvelles intimités
« Lorsqu’un robot soutient notre regard, les structures mentales dont nous avons hérité au cours de l’évolution nous font croire qu’il s’intéresse à nous. Nous sentons alors qu’un lien plus profond est possible. Plus encore, nous voulons qu’il se crée ».
L’ouvrage est scindé en deux parties distinctes qui se répondent. La première fait l'archéologie des rapports que nous entretenons avec les « robots sociaux » ; des premiers tamagoshis aux nouveaux « robots aidants » proposés pour pallier le manque de moyens dans le secteur des services aux personnes. Nous découvrons ainsi My Real Baby, une poupée qui parle et exige de l’attention, AIBO, le robot-chien qui développe une personnalité bien à lui ou encore Paro, un robot en forme de phoque créé pour réconforter les personnes âgées dans les homes.
Au fil de son enquête, S. Turkle révèle que la simulation du lien social semble souvent nous suffire et, à terme, être préférée aux interactions entre personnes. La réactivité et l’interactivité des robots offre non seulement l’impression d’avoir de la compagnie, mais également celle d’avoir affaire à un interlocuteur digne de confiance, incapable de feindre, ou de trahir notre confiance.
Nous observons ainsi douloureusement ce point de basculement où l'introduction d'un robot social dans l'environnement passe de « mieux que rien » à « mieux que tout le reste ».
Toujours connectés
« La première fois que j'ai lu, chez le philosophe Levinas, que c'est le visage qui nous permet de nous reconnaître en tant qu'êtres humains, je me souviens m'être dit que j'avais toujours pensé cela de la voix humaine. Pourtant, comme beaucoup des gens que j'étudie, j'ai été complice de la technologie pour écarter bien des voix de ma vie ».
Dans la deuxième partie, S. Turckle s'intéresse à la manière dont nous tissons nos relations dans un monde ultra-connecté. Son travail auprès des adolescents, notamment, met en lumière la façon dont les nouveaux mediums de communication sont utilisés comme recours pour éviter les interactions en tête à tête, jugées trop exigeantes et imprévisibles.
Nous fuyons de plus en plus les relations directes tout en étalant nos vies privées sur les réseaux sociaux. Mais la vie en ligne apporte elle aussi son lot d’angoisses. La « génération Facebook » est paradoxalement très consciente de l’empreinte indélébile laissée sur la toile. Tout ce qui est mis sur le web restera sur le web, sans compter que les frontières entre la vie en ligne et la vie privée sont désormais abolies. Aujourd’hui, faire « bonne impression » commence par le fait d’avoir un « bon profil » constamment mis à jour et travaillé. À force, cette pression de la représentation permanente sans possibilité de faux pas est épuisante et anxiogène.
Ce qui ressort de manière récurrente de ces entretiens, qu’ils aient été menés auprès d’enfants ou d’adultes, c’est la part de nostalgie qui les habite : si le risque inhérent à tout rapport interpersonnel effraie, chacun semble regretter le manque d’authenticité qui accompagne désormais les relations par technologie interposée. Comme le soupire Brad, l’un des adolescents interrogés, « Ça devait être bien, quand on pouvait faire la connaissance de quelqu’un juste en lui parlant ».
La 6e extinction. Comment l’homme détruit la vie
Elizabeth Kolbert, Vuibert, 347 p., 21,90€
La planète a déjà vécu cinq extinctions de masse, depuis l’apparition de la vie sur terre. Et nous voilà en train de vivre la sixième, sans nous en rendre compte ni nous en soucier, d’après Elizabeth Kolbert. Cette journaliste au New Yorker vient justement de recevoir le Pulitzer pour son dernier ouvrage La 6e extinction. Comment l’homme détruit la vie. Le sous-titre est évidemment important car ce qui apparaît comme notable dans l’avènement de cette nouvelle extinction, c’est l’ombre de l’homme qui se profile derrière chaque disparition d’espèces.
Si l’on peut lui reprocher de ne pas suffisamment citer les analyses divergentes – car aujourd’hui, au sein même du mouvement écologiste, certains réfutent avec force l’hypothèse d’une sixième extinction – cet essai n’en reste pas moins d’une pertinence et d’un intérêt fondamental pour comprendre les changements environnementaux qui accompagnent l’anthropocène.
Le livre est découpé en treize chapitres dont chacun est consacré au destin d’une espèce donnée (le mastodonte d’Amérique, le grand pingouin, etc.). Mais l’intérêt que représente cet ouvrage ne réside pas uniquement en ce catalogue raisonné des espèces disparues ou en voie de l’être. Elisabeth Kolbert profite surtout là de l’occasion pour retracer l’histoire des chercheurs et des grandes découvertes en sciences naturelles : d’Aristote à Darwin en passant par Cuvier, nous voilà ramenés à une époque où l’idée qu’un monde différent ait pu précéder le nôtre n’effleurait pas encore l’esprit.
« L’idée d’extinction est peut-être la première notion scientifique à laquelle les enfants d’aujourd’hui se trouvent confrontés. On donne à des bébés d’un an des figurines en forme de dinosaures, et les enfants de deux ans comprennent plus ou moins intuitivement que ces petites bêtes en plastique représentent en fait de très gros animaux. […] Ces quelques remarques laissent à penser que l’idée d’extinction nous semble aller de soi. Et pourtant il n’en est rien. »
De la découverte des premiers fossiles à L’Origine des Espèces, nous accompagnons les balbutiements de ces chercheurs devant accomplir la prouesse de remettre en cause l’intégralité de ce qu’ils croyaient connaitre du monde du vivant.