Les auteurs belges sont très bien représentés sur la scène littéraire cette année et s'attaquent à des sujets d'actualité.
Geneviève Damas raconte avec empathie le difficile parcours d'une personne transgenre dans "Strange" (Grasset). Jérôme Colin est parti à la rencontre d'adolescents en hôpital psychiatrique dans le bouleversant "Les Dragons" (Allary). Quant à Antoine Wauters, il poursuit son parcours sans faute avec "Le plus court chemin" (Verdier), récit fait de grâce de son enfance dans un village, avec ce que cela comporte d'ennui, de solitude, mais aussi de lectures et de contacts avec la nature.
Parmi les auteurs français, mention spéciale pour "L'Amour" de François Begaudeau (Verticales) : un texte qui, par sa simplicité même, atteint un degré rare de beauté et d'émotion. En peu de pages, sans grands mots ni éclat, en décrivant l'histoire d'un couple ordinaire, l'auteur, loin de toute niaiserie ou naïveté, nous donne sa version de l'amour, celui qui supporte le quotidien, les concessions, celui qui engage.
"L'Enragé" de Sorj Chalandon (Grasset) : Inspiré d'une histoire vraie, ce roman raconte l'évasion de 56 enfants d'une colonie pénitentiaire à Belle-Ile en Mer en 1934. L'auteur s'attache au destin du seul enfant qui n’a pas été rattrapé et qu'on pense noyé. A moins qu'il n'ait bénéficié de l'aide discrète d'un habitant... Chalandon, l'auteur ultrasensible qui ne déçoit jamais, nous bouleverse à nouveau avec ce portrait de jeune révolté.
"Une façon d'aimer", de Dominique Barbéris (Gallimard) : un livre nostalgique, un portrait en sépia de Madeleine, discrète et racée, une allure à la Michelle Morgan, qui, dans les années 50, suit son mari au Cameroun. Elle reste un peu en retrait de la petite société d'expatriés et de diplomates qui se retrouvent entre eux. Jusqu'au jour où une rencontre folle fait basculer son destin.Un très joli livre à la plume délicate.
Plusieurs premiers romans nous offrent cette année des thèmes riches, variés, et cela avec une grande maîtrise.
"Georgette" de Lea Diane (Editions de l'Olivier) : un livre débordant d'amour et de tendresse d'une petite fille pour Georgette, cette femme qui a fait partie de la famille sans en être, cette femme qui s'est occupée d'elle avec tellement d'attentions. Cette femme, c'était la domestique à demeure de la famille. Devenue adulte, Dea Liane, d'origine syro-libanaise, s'interroge avec beaucoup de sensibilité sur le statut de Georgette, elle qui a tant compté pour elle, et sur ce qu'elle est devenue ensuite.
"Un simple diner" de Cécile Tliti (Calmann-Levy) : Une comédie plus que grinçante qui pointe nos faiblesses et nos fragilités. C'est à l'occasion d'un simple dîner entre deux couples d'amis que toutes les arrière-pensées ou intentions cachées des uns et des autres se révèlent, ce qui créera de fortes perturbations.
"Vous ne connaissez rien de moi" de Julie Héracles (Lattès) : D'après la célèbre photo de Robert Capa, "La tondue de Chartres" (en couverture), Julie Heracles se met dans la peau de cette jeune femme française pendant la guerre, laquelle voulait s'élever socialement, ou survivre tout simplement. La langue est vive, et le sujet traité sans manichéisme.
"Ce que je sais de toi" d’Eric Chacour (Philippe Rey) : Un jeune médecin au Caire dans les années 80 hérite du prestigieux cabinet de son père. En quête de sens, il ouvre un dispensaire dans un quartier populaire. Il y fait la rencontre d'un être qui va bouleverser son existence. Une écriture ciselée, une intrigue resserrée, la complexité des caractères, la description fine de la communauté levantine et de ses traditions : autant de qualités qui rendent ce livre magnifique.
Du côté des traductions, plusieurs coups de coeur également.
"Trust" de Hernan Diaz (trad. de l'anglais (E.U.) - Editions de l'Olivier) : Trust nous arrive auréolé du Prix Pulitzer, entièrement mérité. C'est un roman à la construction brillante et vertigineuse qui nous raconte l'histoire d'un magnat de la finance à New York dans les années 30 , lequel échappe à la ruine lors du krach boursier. Quels sont les secrets de sa réussite? Qui a tiré les ficelles? Intrigant, mystificateur, ce roman passionnant déconstruit le mythe américain et rend hommage à l'intelligence des femmes.
"Marzahn mon amour" de Katja Oskamp (trad. de l'allemand - Zulma). Une petite merveille qui fait chaud au coeur. Bien sûr, a priori, l'histoire des aventures d'une podologue peut ne pas faire rêver. Et pourtant, pourtant...le parcours de cette romancière qui, faute de succès, entame une carrière de pédicure dans une cité populaire de l'ex-RDA est un petit bijou de bienveillance, d'humour, d'observation de la nature humaine aussi. En soignant les pieds cabossés (reflets de l'âme?), elle espère voir ses patients repartir plus enjoués qu'en arrivant. Et c'est bien entendu ce qui arrive au lecteur.
"Une journée de chien" de Sander Kollaard (trad. du néerlandais - Héloïse d'Ormesson) : Une journée ensoleillée de juin, un homme au mitan de sa vie ne peut s'empêcher de faire son examen de conscience : divorce, célibat, manque d'argent et surtout maladie de Canaille, son chien. Mais n'est-ce pas dans ces moments-là que peut apparaître un signe du destin? Cette journée d'introspection, de mélancolique atteint un joli point d'équilibre.
"Le café sans nom" de Robert Seethaler (trad. de l'allemand, Autriche -Wespieser). Années 60, à Vienne, Robert Simon, un homme modeste vivant jusqu'alors de petits travaux, réalise son vieux rêve en reprenant un café poussiéreux que dans son humilité il nommera "Le café sans nom". D'oeuvre en oeuvre, Seethaler a toujours cette finesse extraordinaire dans la description des gens simples. Il atteint ici un sommet en nous faisant entendre les conversations des habitués du café, les liens qui se tissent, les petits événements qui s'y passent avec cette kyrielle de personnages, fringants ou misérables, mais tous touchants à leur façon. « Le café sans nom" est un haut lieu de l'humanité la plus humble.
"Le portrait de mariage" de Maggie O'Farrell (trad. de l'anglais, Irlande - Belfond): La toute jeune Lucrèce de Médicis doit épouser le promis de sa sœur décédée, le duc de Ferrare. C'est encore une enfant qui ne connaît rien aux jeux politiques dangereux et aux intrigues de palais , ni à l'enjeu de son mariage. Maggie O'Farrell nous entraîne au XVIe siècle dans la Renaissance italienne dans les pensées de cette jeune fille qui se retrouve bien seule face à son destin.
Voila un premier aperçu, mais il nous resterait à vous parler de "Stupeur" de la grande autrice israëlienne Zeruya Shalev, de "Misericordia" de la portugaise Lidia Jorge, de "Shy" de Max Porter (E.U.), du dernier roman de Sebastian Barry (Irlande), du premier roman impressionnant de Neige Sinno ("Triste tigre", POL), de l'excellent roman d'aventures et d'histoire d'Antoine Sénanque "Croix de cendre", du récit époustouflant d'une tragique expédition britannique au XVIIIe siècle ("Les naufragés" du Wager, David Grann), de la grande fresque romanesque de Jean-Michel Guenassia, … et bien d'autres encore. N’hésitez pas à venir les découvrir à la librairie!
Antoine Sénanque
Editeur : Grasset Réserver ou commander
1367, 20 ans après la terrible épidémie de peste qui a ravagé l'Europe, le vieux prieur Guillaume se décide à dicter à son secrétaire Antonin ses jeunes années notamment celles sur la route auprès du mystérieux maitre Eckhart. Des mémoires qui pourraient ne pas être sans conséquence pour l'ordre dominicain et l'Église en général... Pour cet ouvrage, il désire donc un vélin exceptionnel, bien plus durable qu'un simple parchemin. Antonin et son ami Robert, moine pieux au caractère volcanique peu monastique, sont chargés de la course sans se douter que ce voyage les enverra dans les griffes de l'Inquisition.
Sous le couvert d'un roman historique aventureux, l'on découvre que la foi si belle et sincère qu'elle soit peut se confondre avec l'orgueil, être imposée ou même aveugler. La foi dont parle Antoine Senanque est catholique mais les vérités qui ressortent de son ouvrage s'appliquent à bien d'autres philosophies ou manières de vivre... "Croix de cendre" mélange habilement réflexions philosophiques et péripéties pour notre plus grand plaisir de lecture.
David Le Bailly
Editeur : Seuil Réserver ou commander
« De ta vie et de celle de maman, je retiens ceci : en dépit des espoirs, des illusions, des prières, la folie est irrémédiable. Elle est partout, dans toutes les familles, viols, incestes, meurtres. Hommes et femmes. La folie est banale, contagieuse. Elle brouille la pensée, détruit les têtes les mieux faites. Elle salit, pervertit ce qu’il y a de mieux en nous, la générosité, la bonté. »
Scruter les photos, les visages, les figures. Retrouver des lettres, des petits mots, respirer à nouveau l’odeur du huis-clos, de l’enfermement, de la solitude. Gratter le passé, la mémoire, jusqu’à en avoir sous les ongles, c’est ce à quoi s’attelle le narrateur David, qui se remémore le suicide de sa grand-mère, Pia Nerina, quand il avait 14 ans. Quelle vie secrète avait donc cette femme, une Napolitaine sans diplôme ni travail qui semble être parvenue à faire fortune à Paris et qui logeait avenue Montaigne avec sa fille unique ? Quels étaient donc les mensonges et les cachettes de son existence pour mener ce train de vie ? Et ce duo infernal, mère et fille, plongé dans les enfers de l’ambition, des rêves de grandeur, de fortune à ne plus savoir qu’en faire, jusqu’à en provoquer l’aliénation, quelles en étaient les racines ?
Vertige du questionnement, des archives et des grandes trouées de l’existence, Hôtel de la folie est un superbe récit de David le Bailly, une « anatomie de la chute » qui raconte ce que le mensonge et la haine de l’ordinaire engendrent comme précipices et huis clos.
Enquête familiale passionnante, Hôtel de la folie est aussi remarquable dans sa façon de restituer l’asphyxie, l’enfermement, c’est un livre très puissant sur la captivité (physique, mentale, à une image, à un rêve, à une obsession), la perte et la dissimulation (d’un passé, d’une folie). Passionnant aussi par ce qu’il ne dit pas, ou presque pas, David a été un enfant mais d’enfance il n’en a jamais eue. Livre de reconnaissance (quand David s’adresse à sa grand-mère, il utilise le « tu » et c’est magnifique de complexité et de fusion), les trente dernières pages du livre sont immenses de tristesse et d’écriture.
Max Porter
Traduit de l'anglais par Charles Recourse
Editeur : Sous Sol Réserver ou commander
Multiple, poignant, poétique, il sera impossible d’oublier Shy, livre saisissant sur l’enfance, la colère, la destruction, les peaux que l’on quitte et les pierres que l’on jette. Le quatrième livre de Max Porter, incroyablement traduit par Charles Recoursé, est l’histoire de Shy, jeune garçon violent et en décrochage scolaire, envoyé dans l'Ecole de la dernière chance, une résidence pour mineurs délinquants. À l’intérieur de l’impatient Shy, tout est piquant et dentelé, les déceptions et la rage se noient dans le chaudron bouillonnant d’une vie trop immense, trop noire, trop « contre ». Chacune des phrases de ce livre, dans ses détails et son tempo, vous submerge de beauté, de voix, de sensations. C’est singulier (il y a tout un travail sur la typographie, les blancs des pages, la musique, la simplicité des mots), déchirant mais aussi lumineux. Et cette tendresse qui foudroie !