Dans Lorsque le dernier arbre, Michael Christie nous plonge dans une vaste fresque familiale qui s'étend sur près de 230 ans, des premières années du vingtième siècle à un futur proche. En 2038, Jacinda Greenwood, dite Jake, travaille comme guide touristique dans un parc très particulier, Greenwood Island. Cet ilot au large de la Colombie Britannique abrite l'une des dernières forêts primaires du globe, le Grand Dépérissement ayant ravagé pratiquement toute la flore de la planète. Ce refuge est devenu un lieu de pèlerinage où des visiteurs fortunés viennent respirer l'odeur de la forêt ou enlacer des arbres millénaires. Jake déteste ses clients accros aux selfies qui continueront à polluer la planète à peine revenus sur le continent. Un jour, son ex-fiancé, devenu avocat, lui apprend qu'elle serait non seulement une homonyme du premier propriétaire de l'ile mais surtout son arrière-petite-fille et qu'elle pourrait revendiquer la propriété de Greenwood Island. Jake, orpheline depuis des années, découvre alors l'étonnante histoire de ses aïeux. Tout commence en 1908 par un accident de train qui laisse sur le chemin deux petits orphelins contraints de vivre dans les bois avant d'en exploiter les richesses. De génération en génération, les arbres joueront un rôle capital dans la destinée des Greenwood. "Chaque arbre est tenu par son histoire, pas l'ossature de ses ancêtres. Et depuis que le journal est parvenu jusqu'à elle, Jake comprend que sa propre vie est étayée par des couches invisibles, structurées par les vies qui l'ont précédée. Et par une série de crimes et de miracles, d'accidents, de décisions, de sacrifices et d'erreurs auxquels elle doit d'habiter ce corps et cette époque-ci."
Carmen Maria Machado, trad. de l’anglais (Etats-Unis) par Hélène Cohen.
Editions Christian Bourgois
Le récit de Carmen Maria Machado est saisissant. Il étonne et nous kidnappe vers un ailleurs littéraire et intime, surprenant, innovant et audacieux. Elle y raconte la relation toxique qu’elle a entretenue, alors qu’elle était encore une écrivaine débutante, avec sa compagne de l’époque. Jalouse, violente, paranoïaque, celle-ci enferme Carmen Maria Machado dans un piège dont elle a toutes les peines à sortir.
Il y a tout d’abord ce sentiment d’inquiétude et d’étouffement à mesure que le récit progresse. L’autrice américaine transcrit cet abus et cette violence morale inouïe et dit très bien la monstruosité cachée sous la peau de la femme qu’elle aime, la violence qui monte, les humiliations, la jalousie, l’explosion. Mais comme dans toute architecture (puisque tout le livre emprunte à la métaphore architecturale - raconter une expérience, l’inaudible, qu’est ce que c’est ? c’est entrer dans une maison, et radiographier l’archive, comme on monterait les centaines d’étages d’une maison), des strates se succèdent. La première étant le récit intime, la seconde strate étant celle du politique et de la sociologie. Elle parle admirablement de la souffrance qu’on tolère, de la souffrance qu’on ignore au regard d’une communauté qu’on a peur de tromper, trahir, décevoir ou d’abimer. Qu’a-t-on le droit de dire ou d’exprimer ? Il y a ce qui ne se raconte pas, ce qui n’a jamais été raconté, ce qu’on a peur de raconter. Alors comment le dire ? Y-a-t-il quelqu’un en mesure d’écouter ?
Mais il y a la fiction, ou plutôt les fictions et Carmen Maria Machado nous épate, elle n’a peur d’aucun genre littéraire. Elle rend compatible des passages qui à priori ne le sont pas. Le sens est là dans l’éclectisme et les virages brutaux de ses propositions. Dans la maison rêvée, c’est le pouvoir de l’articulation, entre l’expérience, le trauma, la fiction et l’expérience littéraire. Et le lecteur pense, "je n’ai jamais rien lu de pareil". Elle peut tout aussi bien citer Star Trek que les contes de fées, raconter son expérience "à la manière" d’un roman d’apprentissage, d’un livre de développement personnel, ou d’une chanson pop. Dans la maison rêvée est une oeuvre protéiforme, vibrante d’émotions et un véritable envoûtement littéraire.
Douglas Stuart, trad. de l’anglais (Ecosse) par Charles Bonnot
Editions Globe, 23€90, 496 p.
Véritable coup de coeur !
On est en en Ecosse, à Glasgow dans les années 80 sous le règne de Margaret Thatcher. Plongé au coeur d’un océan noir, visqueux, asphyxiant, celui de la pauvreté, du chômage, de l’alcoolisme, Shuggie Bain est cet enfant qui sans cesse se débat. Contre les autres d’abord, qui le considèrent comme différent, contre sa mère, ensuite, Agnès, qui ne fait que de tomber, de plus en plus fort, de plus en plus bas. Détruite par les verres qu’elle boit du matin jusqu’au soir, bientôt délaissée de tous, sauf de son fils, à la fois sidéré et en totale adoration pour elle. Obstiné, il tentera chaque jour de la sauver. Quel roman bouleversant que ce « Livre de ma mère ». C’est une œuvre étouffante, physique, martelante où chaque mot est vivant, coupant, sec tout comme le sont les décors, les dialogues, qui cognent sans cesse le lecteur. C’est un roman qui ne renonce à aucun abime et fait sentir admirablement la crasse, la misère, l’alcool, la haine, et s’acharne à le dire, à le répéter, comme la pauvreté s’acharne sur Shuggie et sa famille. Longtemps , nous nous souviendrons du sauveur Shuggie et de son amour obstiné, mais plus encore de sa mère. Quel grand personnage que cette Agnès. Rarement, un tel personnage aura provoqué autant de kaléidoscope d’émotions, coupantes comme du verre brisé. Elle est effroyable, terrible et en même temps, Douglas Stuart la rend mythique grâce à ses mille variations, chacun de ses pas, chaque seconde qu’elle passe sur terre, noyée dans un verre. Car, tout comme l’alcool qui se cache partout dans les maisons, l’humanité dans ce livre, se fait secrète mais elle est là, battante. On la cherche partout, il faut presque creuser pour la trouver mais elle est là, soudain cette humanité, au détour d’un geste , d’un mot, d’une phrase et parce que c’est bref, c’est forcément foudroyant et terriblement beau. Enfin, le plus bouleversant dans ce roman, c’est qu’on y trouve des enfants mais d’enfance, jamais. Il ne peut y avoir d’enfance dans cette cité ouvrière de Glasgow. Et c’est si bien dit, si bien écrit, avec une telle authenticité, que notre coeur, infiniment, se serre.
Dans La carte postale, Anne Berest retrace l'histoire de sa famille maternelle et plus particulièrement celle de sa grand-mère, Myriam, la seule à avoir échappé à la déportation tandis que ses parents, son frère et sa soeur ne reviendront pas des camps de la mort. C'est une étrange carte postale arrivée un matin de décembre 2003 dans la boîte aux lettres de Lélia, la mère de l'autrice, qui, la première, va éveiller la curiosité de la jeune Anne. La carte n'est pas signée et ne comporte rien d'autre que quatre prénoms : Ephraïm, Emma, Noémie et Jacques. Ce sont les grands-parents, grand-oncle et grand-tante maternels de Lélia dont on ne parle jamais. Tous sont morts à Auschwitz en 1942. Seule Myriam, l'aînée de la fratrie a survécu à la Shoah. Il faudra encore attendre vingt ans avant qu'Anne Berest ne décide de s'intéresser au parcours de sa grand-mère et surtout à cette carte pour le moins intrigante. Qui l'a envoyée ? Dans quel but ? Epaulée par Lélia qui a rassemblé de nombreux documents sur sa famille maternelle, Anne Berest se lance dans une enquête minutieuse qui la fera remonter aux origines de cette famille au destin souvent tragique.