Pierre Adrian
Editeur : Gallimard Réserver ou commander
Une nouvelle fois, Turin. Une nouvelle fois, la gare centrale. Dans la chaleur d’un été que tout le monde qualifia d’étouffant, Pavese quitta les plages de Bocca di Magra après le 15 août. Pour les gens seuls et tristes, la mi-août doit être aussi dure à vivre que les fêtes de fin d’année. Le 15 août a ses petits airs de réveillon. Il dut exaspérer Pavese qui avait autre chose en tête. En partant, il laissa un mot à ses amis. « Je me sauve parce que j’en ai assez de vos courses après le bonheur, qu’il soit touristique ou autre. (...) I’m fed up. J’en ai plein le dos. » À l’heure où le pays entier était à l’arrêt, les pieds dans l’eau, Pavese se mettait en route. À rebours.
Poignant récit de Pierre Adrian qui relate la dernière année de l’auteur italien Cesare Pavese (qui s’est donné la mort le 27 août 1950), en prise avec la vie. Car il s’agit de cela : d’une lutte permanente avec l’existence, la mélancolie chevillée au corps, le tragique des secondes, d’un temps que l’on n’arrive pas à oublier, et d’un autre où l’on refuse de se projeter. On comprend que Cesare Pavese, grâce aux mots délicats de Pierre Adrian, est en bagarre avec la vie, l’exigence de la littérature, la politique, l’amour.
C’est la vie et la mort, il n’y a plus de frontières entre les deux. Plus de bordures, Pavese se cogne contre les angles de son métier, d’un amour qu’il porte en lui et qu’aucune femme n’aura accueilli. Pavese, c’est une vie passée à côté.
Dans « Hôtel Roma », il y a les dernières semaines de Pavese, mais aussi les errances de Pierre Adrian dans Turin, le Piémont, ses réflexions, ses suppositions et surtout, surtout, au fil des pages, cet amour qu’il porte à Pavese, à ses livres. Rarement, un livre m’aura autant donné envie de découvrir un auteur (je n’avais jamais lu Pavese). Pierre Adrian transforme Pavese en ami, en compagnon. Son ami. Mais il nous dit aussi qu’il peut être le nôtre, le vôtre. Que son intelligence, son esprit, ses visions, son courage peuvent à leur tour nous irradier, et nous rendre meilleurs, et plus sensibles.
Célestin De Meeûs
Editeur : Sous-Sol Réserver ou commander
Célestin de Meeûs, dans son premier roman « Mythologie du .12 », déplie quelques heures d’une soirée de juin dans l’existence de deux personnages. La première partie du livre alterne deux points de vue, celui de Théo accompagné de Max, deux jeunes hommes qui s’ennuient sur le parking d’un supermarché d’une petite ville en Belgique. Ils boivent, fument, discutent, se chambrent. Le temps s’étire, l’ennui avec. Les délires prennent forme, gonflent, se déforment, nihilisent le réel. L’autre point de vue, c’est celui du Docteur Rombouts qui, une fois rentré de l’hôpital où il travaille, va commencer à ressasser sur ses réussites - ses propriétés - et ses échecs, ou plutôt ses frustrations, sa peur de la dépossession et de l’abandon, sa haine de l’autre, de celui ou de celle qui pourrait lui amputer une partie de sa vie ou de ses possessions, qui sont pour lui, la même chose.
La tragédie est en route, la deuxième partie se déploie alors avec une puissance de crescendo dramatique et poétique d’une grande beauté anxiogène. L’ivresse, la colère, la frustration progressent, s’alimentent, explosent au fil des minutes.
Si la trame du roman est d’une grande simplicité - voulue - , « Mythologie du .12 » assume une esthétique et une forme romanesque très fortes. Avec les circonlocutions de son écriture, Célestin de Meeûs a une manière d’encercler par son langage poétique des situations ou des émotions. Les phrases s’élancent, glissent, rejoignent un personnage à l’autre (la deuxième partie est phénoménale). Il a trouvé une forme pour dire quelque chose du monde, son épaisseur, c’est à dire ironiquement sa vacuité, ses vanités. Les phrases, pleines et majestueuses, en mouvement et chorégraphiées, prennent en charge les thématiques du vide, de l’ennui, de la solitude, creusets des colères et de la violence.
Les dernières pages, et la fin, particulièrement réussie, laissent exsangue. On a vu dans ces pages, malgré tout, la beauté de la nature, sa luxuriance, les arbres, sa forêt, ses ressources, et le ciel et ses lumières.
Et ses hommes à la fois vides et plein de haine et de désespoir. Jusqu’à l’absurde et à la fatalité.
Eliot Ruffel
Editeur : L'Olivier Réserver ou commander
Alors je plonge, sans trop savoir où mais je vais les deux pieds en avant, inspire un bon coup et essaye de lui dire à demi-mot que je suis désolé, un pardon étouffé que d’abord elle entend pas, mais son visage interroge, veut que je répète. Pardon. Son visage interroge de nouveau parce que ni elle ni moi sommes capables de comprendre pourquoi j’ai posé ça entre nous, comprendre ce que ces excuses viennent faire ici, dégueulées sur la table au goûter un lundi après-midi.
Lou et sa mère sont arrivés sur la côte normande il y a un an. Le jeune homme de 17 ans s’est lié d’amitié avec Max. Depuis, c’est l’été et chaque jour ou presque, Lou et Max (deux prénoms, trois lettres, comme pour marquer des existences qui à tout moment peuvent fuir) se rejoignent en fin d’après-midi pour se quitter au petit matin. La plage, les falaises, le toit d’un bunker : leur paysage, le décor, un plan presque fixe. Où sont les rêves, les projections, l’avenir ? Les deux jeunes hommes observent les ferrys quitter la ville pour l’Angleterre. Leur temps, c’est l’observation, les canettes de bières qui s’ouvrent et s’accumulent, la grande mâchoire de l’ennui, c’est surtout les silences entre eux, les vides qui disent tout. Lou et Max sont des taiseux, car les mots rendraient le réel trop réel et la lumière trop crue, parce qu’ils savent trop de choses : l’absence ou la violence des pères, les frères qui partent, les mères qui lèvent la tête ou prennent des coups. Comment s’endormir ? Comment ressentir ? Eliot Ruffel nous parle d’une jeunesse qui s’annihile tout en étant obligée d’être constamment sur le qui vive. Où un détail comme un match de foot, le tirage du loto, un cadeau, un souvenir, peut tout faire trembler ou marquer de bleu une peau qui n’a rien demandé. Dans « Après ça », la langue orale fait passer l’immense beauté des silences, des respirations qui s’accélèrent ou des sensations. Tout est entre les mots et les pages, c’est très beau. Et le coeur se serre quand, au détour d’une phrase, on apprend qu’un salon retrouve sa place dans une maison.
Fabrice Melquiot
Editeur : Actes Sud Réserver ou commander
On raconte sa jeunesse et ce n'est plus qu'un film pixélisé à l'excès, projeté sur un drap troué. Quand j'écoutais John, ces derniers temps, ressasser les années 1960 à Portland ou New York, il peinait à rassembler les morceaux. De longues plages de silence hachaient ses prises de parole. Il était là, plein de cancer et de gratitude. Il répétait : C'était bien, c’était bien, tout ça, c’était bien. À quel point c’est vrai, je ne sais pas. L'être humain tient trop au roman de sa vie pour ne pas s'arranger, bon gré mal gré, avec les pages qui le composent.
« Ecouter les sirènes » le premier roman de Fabrice Melquiot, auteur d’une soixantaine de pièces de théâtre (pour la majorité, publiées aux éditions de L’Arche) raconte l’histoire, à Portland en 2016, de Jodie Casterman, comédienne de 36 ans qui a grandi avec sa mère Suzanne, éternelle hippie, puis avec John, le meilleur ami de celle-ci, qui l’a adoptée quand elle avait cinq ans. Au seuil de la mort, il révèle à la jeune femme un secret. La quête de Jodie peut commencer. Une quête qui la conduira à nouveau vers sa mère, et aussi vers une époque, des paysages mais également vers elle même car comment définir une quête sinon une manière de s’atteindre soi-même ?
Lire « Ecouter les sirènes » c’est découvrir un roman qui se donne pour ambition de traquer les imageries, les décors, les mensonges, la fausseté, les récits, les fantômes intimes et collectifs qui partout nous assaillent et nous harcèlent : Les autres. L'ombre des autres pèse sur nos vies : grand parasol encombrant, blister noir sur nos chansons favorites et nos élans, suaire sombre, à densité variable. L'ombre des autres recouvre nos gestes et oriente nos pensées. Elle nous lèche les cuisses comme une chienne en chaleur, nous mord la nuque et plante une paille dedans. Elle nous vampirise, nous suce la moelle, ne nous laisse jamais tranquille. En choisissant d’ancrer son roman aux Etats-Unis, Fabrice Melquiot parvient précisément et poétiquement à questionner les mythes américains, ses décors, ses illusions, à jouer avec et à les taquiner, grâce à une écriture qui les enduit de malice et de mélancolie, qui parle de leur laideur mais qui, dans le cheminement du livre et dans sa fin, déniche ses beautés. « Ecouter les sirènes », c’est aussi et surtout un très beau roman sur le dépouillement : celui de Suzanne (qui a inspiré à Léonard Cohen sa célèbre chanson, élément véridique de ce roman), de John (la maladie, la cabane dans lequel il va mourir) mais également celui, plus souterrain, de Jodie. Qui se déleste peu à peu : des lieux qui l’entourent, de ses vêtements, de sa peau, pour aller vers l’épure, l’amour, le don, la fusion, la création.
Jodie, donc, renverse sa perception, sur ses parents, sa naissance, les territoires qu’elle occupe, les autres et dans ce cheminement , va naître à elle même, et aussi au théâtre, dans un texte, un rôle. L’épiphanie est là. Dans le renversement.
Dans « Ecouter les sirènes », Fabrice Melquiot nous dit que le faux n’est qu’une imitation, fausse et morte, du vivant et du vrai. Mais que le dépouillement, est possible, qu’il est certes, parfois, risible mais beau, il nous dit aussi qu’on peut avancer dans la nuit la plus fausse pour essayer d’être vrai.
Parler d’« Ecouter les sirènes », c’est ne pas oublier, surtout, ses phrases, leur hybridation. Elles sont douces et salées, grinçantes et apaisées, il y a un humour qui relève la langue (C’est vrai qu’il est beau en photo. Y a des gens comme ça, dans la vie, c’est des pots de sauce barbecue et en photo, c’est Brando.), qui la rend autre, singulière, impertinente, hors des cadres, étonnante. Il y a cette impression en le lisant que les mots, pourtant de tous les jours, sont nouveaux et vrais parce que tout est histoire d’association, de mélanges inédits, de mixité de ton, de sonorité, d’effets. Dans ce livre, il y a aussi d’autres livres, d’autres auteurs, d’autres fantômes (Brautigan, Carver…), et de la musique, des chansons, des belles, des moches, peu importe, elles sont là et elles nous scandent. Ce sont des couleurs, des odeurs, des formes. Fabrice Melquiot ouvre grand les portes.
C’est un roman extrêmement vivant, musical, et multiple et polysémique. C'est un coup de coeur.