Sandra de Vivies
Editeur : Cambourakis Réserver ou commander
Une femme, la narratrice, trouve sur un marché à Berlin, une boîte de négatifs. Elle va les observer, les scruter, les fictionnaliser et à travers eux guetter les signes qui permettraient de les saisir. Celle qui a pris ces photos, cette femme du lac dont elle croit apercevoir la silhouette n’aurait-elle pas grandi sous le régime nazi ? Les clichés ne représenteraient-ils pas une idéologie de la normalité, questionnante et questionnable, et intrinsèquement tout refus de la différence ?
D’une voix qui perturbe et fascine, à la croisée entre récit, poésie, essai, Sandra de Vivies livre dans « La femme du lac » un texte unique, hybride, d’une rare exigence littéraire. C’est une plongée dans l’effervescence muette des apparences, dans les zones obscures de l’inconscient social et historique. Elle sonde les cryptes des images latentes, révèle ou imagine le non-dit ou l’envers de l’attendu. Surtout elle pose un regard poétique, historique, sensible et en cela rebelle dans le champ littéraire actuel. Elle s’attache à la face spectrale des codes mentaux légués par l’Histoire, qui nous gouvernent sans doute, tout en s’interrogeant sur sa propre identité. Celle de la peur, de ses carcans. Comment atteindre l’autre, comment parler, comment s’exposer ?
C’est un beau travail d’archives sensorielles que nous livre ici l’autrice. Composés de mouvements référentiels constants, « La femme de lac » est en même temps un grand poème ( la façon, par exemple, dont elle utilise la ponctuation - la non utilisation des virgules par exemple) qui casse les codes et passe par des montages à la fois savants et audacieux - presque transgressifs. Sur les spectres intimes et historiques, sur le danger et la beauté des cachettes, sur la psychiatrie, ses horreurs, « La femme de lac » interroge d’une manière tout à fait inédite l’invisible, les fractures, les trouées.
Un coup de coeur de Marie.
Ann-Helén Laestadius
Traduit du suédois par Anna Postel
Editeur : Robert Laffont Réserver ou commander
Dans les années 1950 , les enfants des Samis, peuple autochtone d'éleveurs de rennes installé dans le nord de la Suède, sont contraints de quitter leurs parents et leur village pour intégrer une école pour nomades où tout est mis en œuvre pour les couper de leur langue, de leur culture, de leurs traditions... Else-Maj, Jon-Ante, Marge, Anne-Risten, Nilsa et bien d’autres enfants âgés d’à peine sept ans se retrouvent dans un internat tenu de main de fer par une directrice bien décidée à en faire de vrais citoyens suédois. Interdiction de parler sami, brimades constantes, punitions corporelles, les conditions de vie sont effroyables. Trente ans plus tard, ces gamins devenus adultes tentent de se construire un avenir, tiraillés entre le désir de renouer avec leurs racines et la difficile intégration dans une société où le racisme anti-lapon est bien ancré. Une roman bouleversant sur une réalité méconnue.
Philippe Forest
Editeur : Gallimard Réserver ou commander
« Toujours, le temps rattrape ceux qui ont cru lui échapper. L’âge importe peu. Jeune ou vieux, quand l’hiver est venu, l’hiver de l’esprit, celui qui ensommeille la vie, on se dit malgré tout qu’un jour ou l’autre reviendra le printemps. C’est lui que le jeune peintre attend. Comme je l’attends aussi. Souvent on passe sa vie à l’attendre. Aussi jeune ou aussi vieux que l’on soit. Jusqu’à la fin. C’est lui qu’espère toujours quiconque veut croire que, un jour ou l’autre, commencera ou recommencera sa vie. »
Dans « Et personne ne sait », le narrateur nous raconte, en se souvenant d’un livre puis d’un film, la rencontre entre un peintre et une enfant seule. Le peintre ne croit plus en son art, ou peut-être encore un peu, il ne sait plus. Une nuit d’hiver, c’est presque Noël, il croise une petite fille de six ans. Qui, au fil de ses différentes apparitions, grandira à chaque fois jusqu’à devenir jeune femme. Tout est étrange, tout est possible et de leurs rencontres vont naitre des portraits toujours plus beaux et mystérieux.
C’est un livre sur les frontières, entre le rêve et le réel, entre le dedans et le dehors, entre le passé et le présent, entre la mort et peut-être l’éternité. A quel moment, tout près de la mort ou tout près de la vie, se dit-on que tout peut finir et que tout peut recommencer ? L’écriture y est feutrée, elle nous chuchote sa beauté, la douceur familière des images ou des histoires. C’est un roman qui rappelle la splendeur des livres pour enfants ou des contes de Noël, l’émerveillement, le vertige, les moments de bascule où après avoir perdu son chemin, tout réapparait, tout renait.
Il y a la lumière singulière de l’hiver, New-York sous la neige, la beauté des tableaux inventoriés au fil des pages, et la douceur de lire un conte qu’on nous chuchoterait avant que la nuit tombe. Pour entrer dans le noir sans avoir peur. Splendeur.
Ilaria ou la conquête de la désobéissance (Gabriella Zalapi. Editions Zoé, 17€) : Un jour de juin 1980, le père d'Ilaria, 8 ans, vient la chercher en voiture à la sortie de l'école mais ne la ramène pas à la maison. Commence alors une cavale désordonnée, d'aires de parking en hôtels miteux, racontée à hauteur d'enfant par Ilaria, tiraillée entre sa loyauté vis-à-vis de son père et sa propre peur. Rien n'échappe au regard de la petite fille des manquements et des mensonges du père, et pourtant leur errance est traversée par des moments de joie pure. En phrases courtes, avec une grande acuité psychologique et des sensations finement décrites, Gabriella Zalapi fait battre notre coeur à l'unisson d'Ilaria, cette enfant qui voit tout et ressent tout .
Le rêve du jaguar (Miguel Bonnefoy, Rivages, 20€90) : S'inspirant du destin exceptionnel de ses grands-parents, Miguel Bonnefoy tisse une saga familiale flamboyante sur fond d'Histoire du Vénézuela. On y retrouve toute la splendeur de l'Amérique Centrale, de ses forêts luxuriantes, de ses légendes pittoresques et de ses personnages hauts-en-couleur.
Après "Le voyage d'Octavio", "Héritage", ..., Miguel Bonnefoy nous éblouit encore par la force de son imaginaire et son art de conteur proprement magique.
La petite bonne (Bérénice Pichat, Les avrils, 21€20) : En France, dans les années 30, la petite bonne est au service de plusieurs familles bourgeoises, dont les Daniel. Monsieur est un ancien pianiste et une gueule cassée de la Grande Guerre, mutilé et aigri. Madame a renoncé à toute vie mondaine pour s'occuper de son mari. A-t-elle bien fait? Pour quels bénéfices ? Exceptionnellement Madame part en week end et il n'y aura que la petite bonne pour rester avec Monsieur.
Le lien inattendu qui se crée entre ces êtres, l'alternance des points de vue, marqué par des différences de style, la délicatesse des sentiments, la force des silences et la lumière auréolant ce petit bout de femme, la confrontation bouleversante et le beau dénouement font de ce premier roman une perle de beauté, de profondeur et d'humanité.
La vie qui reste (Roberta Recchia, trad. de l'italien, Istya, 22€) : Il y a l'avant et l'après, "La vie qui reste". Avant, il y a une belle histoire d'amour entre Marisa et Selvio et un bonheur familial simple avec leurs deux enfants. Tout s'arrête l'été 80 lorsque Betta, 15 ans, leur ado lumineuse, est assassinée sur une plage. Après cela, comment ne pas sombrer ? Marisa s'englue dans sa tristesse tandis que Selvio noie son chagrin dans la boisson. Et que dire de la cousine de Betta, présente lors de ces événements et qui porte un lourd secret ? Avec beaucoup d'empathie, une belle simplicité dans l'écriture, Roberta Recchia trouve le ton juste, la note d'espoir au milieu de cette histoire dramatique. C'est surtout très belle histoire d'amour, de résilience, de rencontres qui vous forcent à avancer.
Intermezzo (Sally Rooney, trad. de l'anglais (Irlande), Gallimard, 22€) : Quatrième roman de la romancière irlandaise de "Normal People", "Intermezzo" marque encore un pas dans l'oeuvre de Sally Rooney tant elle atteint dans ce livre une densité et une profondeur exceptionnelles. On y suit l'histoire de deux frères, après le décès de leur père. Dix ans les séparent, mais c'est surtout leur différence de personnalité qui crée incompréhension et ressentiment entre eux : Ivan a 22 ans, est très mal à l'aise dans ses relations, est un génie des échecs mais ne perce pas dans le milieu. Peter, quant à lui, le plus âgé, est un avocat brillant, charismatique et séducteur. Cette période de deuil qu'ils traversent réveille les griefs anciens et font se bousculer les émotions. Avec une extrême finesse, Sally Rooney saisit ce moment charnière et rend palpable, vivant, la beauté et la complexité du lien fraternel dans notre monde contemporain.
Propre (Alia Trabucco Zeran, trad. de l'espagnol (Chili), Robert Laffont, 20€90) : Estela est bonne à tout faire au service d'un couple aisé et de leur petite fille. Elle fait le ménage, le service et s'occupe de la fillette. Elle s'occupe de tout et connait tout de la vie de ses employeurs. Elle-même n'a pas eu l'occasion de vivre la sienne. Maintenant, la fillette est morte et Estela nous explique, avec lucidité et un certain détachement, les dessous peu brillants derrière la belle façade bourgeoise et l'enchainement fatidique qui a mené à cette fin tragique. Un roman captivant, cruel et émouvant.
Maniac (Benjamin Labatut, trad. de l'anglais, Grasset, 25€10) : Un roman fascinant : l'écrivain chilien Benjamin Labatut a une manière unique de rendre vivante la science et d'en saisir les concepts les plus vertigineux. Le livre saisit trois moments clés de l'avancée des sciences, à travers l'histoire de trois chercheurs dont les intuitions sont tellement abyssales qu'elles outrepassent la raison. Ehrenberg, physicien écrasé par le concept d'incertitude ; Von Neuman, esprit sans cesse en mouvement dont les théories seront décisives (et irréversibles ?) pour l'humanité ; et Lee Sedol, champion de go battu par une intelligence artificielle. En interrogeant notre rapport à l'IA, ce roman pose des questions métaphysiques, nécessaires et angoissantes. Comment l'auteur fait-il de cette matière un page turner impossible à lâcher? Mystère, mais c'est une réussite incontestable.
La lumière vacillante (Nino Haratishwili, trad. de l'allemand, Gallimard, 27€50) : À la manière d'Elena Ferrante, Nino Haratishwili nous offre une magnifique histoire d'amitié dans la Géorgie troublée des années 90, entre effondrement de l'URSS et quête de l'indépendance. Nene la romantique, Ira l'intellectuelle, Dina, la meneuse et Keto l'observatrice, autant de superbes personnages, qu'on suit dans leurs histoires d'amour, de trahison, de révolte..., leur quête d'indépendance, aux prises avec la tragédie de l'Histoire, et toujours unies par ce lien indéfectible d'amitié.
Les derniers sur la liste (Gregory Cingal, Grasset, 22€60) : D'une plume claire et précise, traversée parfois d'éclats lapidaires, l'auteur reconstitue l'incroyable évasion de trois officiers de renseignements alliés (dont Stéphane Hessel) du camp de Buchenwald en septembre 44. Cette histoire méconnue digne d'un roman d'espionnage nous montre la complexité de l'organisation des camps, avec ses rivalités, ses kapos corrompus, ses résistants, mais c'est surtout le révélateur de l'extraordinaire courage d'une poignée d'hommes. À la fois terrible et plein d'espoir.
Ocean State (Stewart O'Nan, trad. de l'anglais (E.U.), éd. de l'Olivier, 23€50) : Une jeune fille, Birdy, est assassinée. Dès les premières lignes, nous savons qui l'a tuée. Ce roman est si réussi, si accrocheur, si diabolique qu'il nous fait malgré tout tourner les pages avec avidité : comment des gamins peuvent-ils tuer l'un des leurs? Comment les familles peuvent-elles s'en remettre? Dans la petite ville américaine, la déflagration est à la fois immense et sourde... Un roman fascinant. De l'orfèvrerie.
La famille Ruck (Katja Schonherr, trad. de l'allemand, Zoé, 23€) : Une comédie familiale trépidante et acérée qui dit aussi très bien le temps qui passe, la transmission et l'amour qui circule coûte que coûte malgré les dissenssions! Un bonheur de lecture!
L'énigme de Turnglass (Gareth Rubin, trad. de l'anglais, 10/18, 22€) : Un polar original à aborder, à votre guise, dans deux sens possibles : une seule énigme pourtant qui relie les 2 intrigues, que vous commenciez par le côté vert - l'aventure d'un jeune médecin londonien qui découvre un terrible secret lors d'une visite à Turnglass House en 1881-, ou que vous débutiez par le côté rouge- en suivant l'enquête d'un jeune homme sur la mort d'un de ses amis, un écrivain californien dont le dernier ouvrage tête-bêche s'intitulait "L'énigme de Turnglass"... en 1939. Les indices présents dans les deux parties s'emboiteront pour faire émerger l'entière vérité, pour le grand plaisir des lecteurs avides de casse-têtes !
Leo (Deon Meyer, trad. de l'afrikaans, Gallimard, 23 €) : L'excellent Deon Meyer nous revient avec son duo d'enquêteurs attachants, désormais promus à l'unité Crimes graves du poste de Stellenbosch. À la suite du décès suspect d'un avocat, ancien soldat des forces spéciales, les voilà partis dans une enquête des plus complexes , tout en jouant un contre-la-montre pour déjouer les plans d'un vol d'envergure. Au fil de cette intrigue passionnante, Deon Meyer montre aussi la gangrène de la corruption sud-africaine .
Le bruit de nos pas perdus (Benoît Séverac, La manufacture de Livres, 18€90) : Sous ce beau titre et cette couverture évocatrice se cache un roman policier profondément humain. Nous y suivons une équipe de la Crim' à Versailles, autant de personnages attachants, avec leur force et leur faiblesse, leur difficultés privées ou professionnelles. En enquêtant sur deux affaires en parallèle – un cadavre, mort de mort naturelle a été retrouvé inhumé dans le caveau d'une honorable famille versaillaise et le suicide suspect d'une jeune femme sans histoire -, nos policiers se trouvent confrontés à bon nombre des maux de la société : les migrants, l'esclavagisme moderne, la solitude, la parentalité, … Le tout est servi par la très belle plume de Benoit Séverac.
Les stripteaseuses ont toujours besoin de conseils juridiques (Iain Levison, trad.de l'anglais (E.U.), Buchet-Chastel, 22 €) : Justin Sykes, un avocat qui tire le diable par la queue, se voit offrir mille dollars de l'heure pour offrir ses conseils aux filles d'un "gentleman's club". Une aubaine inespérée pour cet habitué des affaires minables. Mais peut-être devrait-il se poser quelques questions. Drôle et cinglant, Ian Levison s'attaque au système judiciaire américain à travers une comédie noire jubilatoire.