Gallimard, 2016, 151 pages
C’est l’absence de sens de ce que l’on vit au moment où on le vit qui multiplie les possibilités d’écriture.
Dans Mémoire de fille, Annie Ernaux propulse son lecteur au coeur d'un été, celui de 1958. Pour celle qui s’appelle encore Annie Duchesne, c’est l’été de ses dix-huit ans, le premier été où elle échappe à l’emprise familiale, l’été de la libération. Cet été-là, Annie Duchesne arrive comme monitrice dans une colonie de vacances. De la vie et des garçons, elle ne connaît pas grand-chose. Elle est peu sortie de son village, Yvetot en Normandie, et du pensionnat catholique pour jeunes filles où elle séjourne pour suivre le lycée. Elle a de l’existence une connaissance livresque; elle a beaucoup de fantasmes, de désirs. Elle a tout à découvrir. L’été 58, c'est l'été où Annie Duchesne fait l’expérience de la sexualité -qu’Annie Ernaux nommera le « ravagement ».
L’idée que je pourrais mourir sans avoir écrit sur celle que très tôt j’ai nommée « la fille de 58 » me hante. Un jour, il n’y aura plus personne pour se souvenir. Ce qui a été vécu par cette fille, nulle autre, restera inexpliqué, vécu pour rien. Annie Duchesne n’a pas encore lu Le Deuxième sexe de Simone de Beauvoir et ce sont les « bribes de son discours intérieur » qu’Annie Ernaux cherche à retranscrire dans son texte. Elle est à la fois si loin et si proche de cette « fille de 58 ».
La grâce de l'écriture d'Annie Ernaux, l’usage du présent, le champ lexical dûment choisi, le va et vient constant entre passé et présent, font qu'elle nous implique en tant que lecteur bien au-delà de la simple position de témoin. On sent dans son écriture une urgence à dire ce que c’est d’être et de devenir… une femme, une écrivaine. Je n’ai pas cherché à m’écrire, à faire oeuvre de ma vie : je me suis servie d’elle (…) comme d’une matière à explorer pour saisir et mettre au jour quelque chose de l’ordre d’une vérité sensible.
Dans Mémoire de fille, Annie Ernaux réussit magistralement son projet. À lire de toute urgence!